Un ami trop discret

Ce soir-là, Elizabeth me regarde, longuement. Elle voudrait bien passer un moment en ma compagnie mais elle hésite. Trop fatiguée de m’avoir entendu et vu toute la journée. Non, ce ne sera pas pour ce soir… 

Il est 23 h 30 ce mercredi 15 avril. Je la fixe. Lizzie, comme l’appellent son mari Mathieu et ses plus proches amis, prend place dans le sofa de deux places collé contre le mur du salon qui fait aussi office de salle à manger. Elle semble dans les nuages. Cette scène, je l’ai vue maintes et maintes fois depuis qu’elle est coincée chez elle. Cela fait plus d’une vingtaine de jours déjà… Elle n’en peut plus, je le sens. À cet instant précis, je voudrais pouvoir m’exprimer, l’aider à se changer les idées, mais on m’a interdit d’ouvrir la bouche jusqu’à nouvel ordre. Alors je me tais. Immobile, j’entends, je vois, je ressens tout ce qui se passe autour de moi.


Son agacement, par exemple. Car elle souhaiterait que Mathieu, rencontré il y a plus de dix ans maintenant, lui dise ne serait-ce que les trois mots magiques : «Ça va toi ?» Ou alors qu’il prenne place à ses côtés, tout simplement. Pour se blottir contre elle. Pour lui dire qu’il est là, lui. Pour qu’elle oublie, rien qu’un instant, qu’elle est loin de ses parents, de son frère et de ses sœurs. Pour qu’elle oublie que, depuis le vendredi 20 mars, elle est privée de sa liberté de sortir de sa maison. Mais le marchand de sable est passé voir Mathieu il y a quelques minutes. Et le réveil, ce n’est pas pour bientôt. Lizzie le sait. 


Oui, Lizzie, je l’appelle comme ça moi aussi. Après tout, elle et moi, on s’est rapprochés depuis que nous sommes en confinement. Elle m’accorde plus d’attention, même si parfois, je vois bien qu’elle le fait sans vraiment s’impliquer totalement. On a beaucoup de choses en commun aussi, la musique notamment. Un peu plus tôt ce mercredi-là, on a écouté en boucle les plus gros tubes des années 90. Un moment partagé avec Maurane et Amandine, ses deux filles ; l’une aux portes de l’adolescence et l’autre persuadée d’avoir une amie imaginaire qui s’appelle Charlotte aux fraises. Elles ont toutes les trois exécuté des chorégraphies jamais vues dans mon répertoire mais que c’était bien de les voir s’amuser !


Des moments de ce genre, il y en a eu pas mal depuis que les voitures se font rares dans les rues et que le chant des oiseaux se fait enfin entendre. Mais ils ne durent que quelques minutes. Parce que Lizzie n’y accorde QUE quelques minutes. Le reste du temps, elle doit jongler entre le télétravail, les tâches ménagères, le soutien scolaire aux enfants, la gestion de leurs disputes, les échanges parfois vulgaires avec Mathieu à cause d’une tache jaune sur la plaque à gaz – la faute à un peu de curry de poulet qu’il a laissé tomber – ou quelques gouttes d’eau juste devant le lavabo… C’est trop ! Je peux le lire sur son visage ; elle s’écroule, petit à petit... Elle a les yeux qui se ferment, elle tombe de sommeil. Alors elle finit par poser son ordinateur portable sur la table de la salle à manger avant d’aller se jeter sur ce bon vieux matelas dont les taches ont été dissimulées par un drap-housse bleu turquoise. 


J’entends ses ronflements. C’est bon, elle a rejoint Alice aux pays des merveilles… Mais de ce voyage, elle ne semble pas vouloir revenir. Il est déjà 8 heures. Maurane en profite pour aller récupérer son téléphone portable dans la cuisine. Ce petit machin noir, elle ne peut pas s’en passer. Elle passe à côté de moi sans même me regarder, elle remonte au lit, se couvre de la tête aux pieds sous la couette bordeaux qu’Amandine utilise souvent comme cap de jeune super-héroïne, et je l’entends qui se met à discuter avec ses amis. 

Ces derniers lui manquent. Il est arrivé que certains lui aient brisé le cœur ; je me souviens des conversations nocturnes entre Lizzie et elle à cause d’une histoire d’amour-amitié. Mais lorsque l’on se retrouve entre les quatre murs de sa maison pendant des semaines, avec une sœur qui cherche à attirer son attention toute la journée, et pas toujours de la façon la plus calme qui soit, un père qui nous bloque l’accès à son ordinateur et une maman qui passe son temps à hurler : «Lâche ton téléphone !», toutes les disputes avec les copains de classe deviennent insignifiantes. Alors elle s’accroche à ce téléphone, comme une façon pour elle de sortir de chez elle, de voir d’autres visages que ceux des trois membres de sa famille.


Amandine se réveille. Mais c’est Maurane que j’entends crier : «Arrête de m’agacer !» Ah, je pense bien qu’Amandine lui a donné un coup de pied, pour la énième fois ! Ça suffit pour réveiller Lizzie. Elle sort du lit brusquement, fait sa toilette et dit à peine bonjour aux filles. «Qu’est-ce qui se passe ?» lui demande Mathieu. «Il est 9 h 45 ! 9 h 45 !» Il ne reste que 15 minutes à Lizzie avant de se mettre au travail. «Pourquoi ne m’as-tu pas réveillée ?» Elle craque, elle fond en larmes. À cet instant-là, j’aimerais tellement pouvoir faire quelque chose. Je souhaiterais qu’elle arrête tout, qu’elle prenne une pause et me laisse la divertir un peu. 


Car ce jour-là n’est pas comme les autres. Lizzie va mal. C’est trop dur. Quand pourra-t-elle enfin se rendre au travail ? J’assiste alors, impuissant et silencieux depuis le coin du salon où je suis installé, à un tsunami de questions. À quel moment les filles retrouveront-elles le chemin de l’école ? Elle a essayé d’organiser ses journées et celles de la famille. Mais, fait-elle bien ? Chaque matin, à chaque réveil, les choses ne se passent jamais comme prévu. Elle n’a plus aucun repère. Pourtant, elle aimerait tellement que sa vie ressemble à un classeur bien rangé. Comme c’était le cas avant le confinement. Mais non, il lui faut revenir à la réalité. Sa réunion de travail commence… Un premier message, un deuxième, un troisième… Les échanges défilent.  


Lizzie a les yeux fixés sur l’écran de son ordinateur portable. Mais ses oreilles, elles, sont distraites par une mélodie qui lui est familière… De quoi s’agit-il ? Un coup d’œil sur le petit écran noir glacé de son téléphone mobile, et voilà qu’elle commence à grincer des dents. «Pourquoi maintenant ?» Eugène, son père, vient d’appeler. Non, elle ne peut pas décrocher. Le travail d’abord. Si elle perd le fil… Non, elle ne doit pas perdre le fil. Elle continue à lire, à donner son avis, sur les propositions de sujets pour la prochaine édition de l’hebdomadaire pour lequel elle travaille. Eugène, elle s’en occupera dans quelques minutes. Enfin, elle essaiera de trouver un créneau parce qu’il lui faut aussi aider Maurane et Amandine à suivre leurs cours à distance. 


Un autre cauchemar dont elle aimerait sortir très vite. Cauchemar… Un mot qu’il ne lui plaît pas d’utiliser. Mais quel autre terme pour qualifier une situation dans laquelle on se trouve et qui nous étouffe tellement qu’on voudrait en sortir ? Un devoir, peut-être ? Une responsabilité ? Ou les deux… Après tout, Lizzie est une maman. Elle aime Maurane et Amandine plus que tout au monde. J’en suis témoin tous les jours. À tout moment de la journée, elle les sert dans ses bras et leur lance : «Vous savez quoi, je vous aime.» Maurane lui répond, sur un air taquin : «Ah oui ? Je peux donc aller jouer sur l’ordinateur de papa aujourd’hui ?» Et Amandine lui lance un sourire malicieux avant de s’approcher et de lui chuchoter : «Je t’aime plus que toi tu ne m’aimes.» Mais les câlins, ce matin-là, il n’y en aura pas. «Allez chercher cahier et plumier. Les cours vont bientôt commencer !» Lizzie se remettra au travail plus tard.


Lizzie et Amandine prennent place dans la salle à manger. C’est sur le téléphone portable beige que Mathieu a offert à Lizzie il y a quelques mois que les cours se passent. «Amandine, s’il te plaît, arrête de bouger dans tous les sens, on est déjà en retard !» Comme quasiment tous les matins d’ailleurs depuis que la télévision nationale propose des cours aux élèves du primaire et du secondaire, le temps du confinement… Lizzie est sur les nerfs ; elle fronce les sourcils, a les jambes qui bougent, les mains qui tremblent et des gouttes de sueur qui glissent sur son visage. «Maman, je veux ma maîtresse d’école et mes amis. Je ne comprends rien à ce que la dame dit», marmonne Amandine.  


À 8 ans, comment peut-elle canaliser toute son attention sur une voix qui ne s’exprime pas dans la même langue qu’elle ? Comment peut-elle arriver à rester concentrée quand ses pensées sont dirigées vers sa série préférée et sa meilleure amie – vous savez, Charlotte aux fraises – qui l’attend pour jouer ? Lizzie la gronde parce qu’elle voudrait qu’Amandine se comporte comme dans une salle de classe. Mais une maison, avec ses distractions, ce n’est pas une salle de classe, ce n’est pas une cour de récré, ce n’est pas l’école. Et Lizzie est une maman, pas une enseignante, encore moins une Wonder Woman qui serait capable de tout gérer avec aisance. Mais elle voudrait tellement être Wonder Woman : toujours en action, jamais fatiguée et acclamée pour le bon travail accompli… Le retour à la réalité est difficile.


Maurane appelle. Elle a besoin d’un peu d’eau. Dans la chambre où elle s’est installée pour travailler, il fait chaud. Elle avale quelques gorgées, puis pose son gobelet mauve sur la table de son bureau. Les écouteurs sur les oreilles et les yeux fixés sur ses cahiers, elle écoute les explications, prend des notes. C’est reparti pour quelques minutes de cours. Sa concentration est au maximum. Elle n’a aucune notion de ce qui se passe autour d’elle. À 12 ans et des miettes, Maurane se débrouille comme une grande. Lizzie peut donc se retirer. 


Elle devrait être soulagée. Mais non, Lizzie suffoque. Elle craque. Elle court dans la salle de bains. Je l’entends. J’entends ses pleurs, elle a du mal à respirer, elle a des nausées aussi, c’est toujours comme ça lorsqu’elle se met à pleurer à chaudes larmes. Mais au bout de quelques minutes, elle ressort, comme si rien ne s’était passé. «Maman, pourquoi tes yeux sont-ils rouges ?» demande Amandine. «Je me suis gratté les yeux ma chérie, c’est tout», répond Lizzie avec le plus de douceur possible. «Tu mens (…) Papaaa, maman a pleuré !» Ah, cette petite ! Elle a cafté, comme à chaque fois. Alors Mathieu quitte son écran d’ordinateur et ses amis virtuels, et tente de lui tirer les vers du nez mais Lizzie garde le silence. Elle ne parle jamais de ce qu’elle ressent. Elle a pleuré, c’est bon, elle peut reprendre sa vie là où elle l’avait arrêtée. 


Direction la cuisine, pour faire la vaisselle du petit déjeuner et un peu de rangement. Elle ne s’éternise pas. Le jeudi, comme tous les jeudis d’ailleurs, en confinement ou pas, le volume de travail est conséquent. Le grand bouclage du journal est dans deux jours. Pas de temps à perdre. Maurane est de nouveau sur son portable, Amandine a sorti ses crayons de couleur et ses feutres pour faire des dessins, et Mathieu est reparti rejoindre ses compagnons de jeu. Tout le monde a quelque chose à faire, Lizzie peut commencer à travailler… 


… 12h30. Aucun mouvement en cuisine, aucun couvert sur la table. Il est où Mathieu ? Lizzie se lève, inspire profondément, expire, et se rend dans la pièce que cet homme aux yeux verts, qu’elle a rencontré alors qu’elle venait à peine de sortir de l’adolescence, a aménagé en bureau. «Tu fais quoi au juste ?» hurle-t-elle. Sentant le regard de ses filles posé sur elle, elle ferme la porte derrière elle. «Tu as vu l’heure ? Les filles doivent manger ! Tu attendais peut-être que je m’y mette !» Cet échange rappelle à Lizzie des souvenirs qu’elle tente, chaque jour que Dieu fait, d’enfouir au plus profond d’elle-même. Puis, il y a des situations, des paroles, des actions, qui font tout remonter à la surface. Et elle a mal, tellement mal qu’elle laisse échapper des injures, des paroles qui blessent. Parce qu’à cet instant, elle voudrait que Mathieu souffre comme elle a souffert durant toutes ces années où il se montrait indifférent envers les enfants et elle. J’ai entendu parler de cette histoire plusieurs fois. Mais ça, c’était avant. Et avant, je n’étais pas là… Mathieu, assis derrière une table de bureau où sont posés deux écrans d’ordinateur, l’arrête : «Lizzie, je m’excuse, je n’ai pas vu le temps passer. Inutile de repartir dans le passé. Continue à travailler, je m’occupe du déjeuner.»


Ce jour-là, la famille mange à 13 h 30. Au menu : purée de patate douce et saucisses sautées aux oignons. Super ! Les filles en raffolent. On passe à table, papa entame les bénédicités. Il enchaîne les bouchées comme à chaque repas sans dire un mot ; Maurane a le regard perdu dans le vide, ses pensées sont ailleurs ; Lizzie avale un peu de purée et regarde en direction de Mathieu, elle déteste le fait qu’il ne fasse jamais la conversation lorsque la famille est réunie autour d’un repas ; et Amandine parle, parle, parle, sans toucher une seule fois à son assiette. S’il y a bien quelque chose qui peut faire réagir Mathieu lorsqu’il mange, c’est ça, ce moment où Amandine profite pour raconter son cauchemar de la veille ou évoquer le fait que sa grande sœur ne passe pas assez de temps avec elle, au lieu de manger. «Amandine, combien de fois dois-je te dire qu’il faut que tu manges. Tes histoires, tu nous les raconteras plus tard…»


Amandine est sauvée par le gong ; le téléphone fixe sonne. Papa s’arrête de crier et laisse échapper : «Il doit sûrement avoir placé une caméra cachée à la maison pour appeler toujours au mauvais moment.» Mathieu devine que c’est Eugène, son beau-père, qui a appelé. Comme tous les jours, à tout moment de la journée et de la nuit. Lizzie décroche. «Aaallô !» Elle aussi se doute que c’est Eugène, à la retraite depuis peu, à l’autre bout du fil. «Ma grande, c’est moi !» Bien sûr que c’est lui. «Je sais papi, qu’est-ce qui se passe ?» Lizzie pose toujours la même question. «Rien, je voulais simplement prendre de tes nouvelles, savoir si la famille va bien.» Et Eugène répond toujours la même chose. «Tu es sorti aujourd’hui ?» lui demande Lizzie. «Trois fois ; une fois pour m’acheter des biscuits ; la deuxième parce que j’avais oublié de me prendre des cigarettes ; et la troisième pour rendre service à une voisine qui avait besoin que quelqu’un aille lui acheter une bonbonne de gaz neuve.» 


Lizzie s’énerve. «Pourquoi es-tu sorti ? Tu sais très bien que tu es plus à risques. Tu as 60 ans, 60 ans papa !» Eugène laisse échapper un petit rire : «Ma puce, si je ne sors pas, qui va aller m’acheter ce dont j’ai besoin ? Tu habites à des kilomètres de moi. Et la voisine, elle a 80 ans tu sais ! Et elle vit seule ! Comment veux-tu qu’une vieille dame comme elle aille se chercher une bonbonne de gaz à pied ?» Il a raison, Lizzie le sait mais… «Écoute, il n’y a que toi pour l’aider ? Papa, laisse tomber. Dis-moi juste si toi, ça va. Est-ce que tu as tout ce qu’il te faut ?» Après un soupir, Eugène la rassure : «Ne t’en fais pas pour moi. J’ai ma télé, mes biscuits, mon fromage, un peu de beurre, mes cigarettes et ma petite bouteille.»


Sa petite bouteille d’alcool. Sa seule compagne depuis 24 ans maintenant. Lizzie la déteste et en parle toujours avec énervement. Elle prétend soulager les peines les plus profondes, assure qu’elle peut faire oublier les souvenirs les plus douloureux et, à en croire Eugène, elle immuniserait même contre le coronavirus ! Mais une fois qu’on s’y accroche, il est difficile de s’en détacher. Elle vous ensorcèle, vous tue à petit feu. Vous perdez du poids, tout sens de la responsabilité et bien plus encore ; vous perdez votre femme/mari, votre emploi… C’est ce qui est arrivé à Eugène. Depuis, il vit seul, dans un modeste deux-pièces. La pièce principale lui sert de chambre à coucher, de cuisine, de salon et de salle à manger. Et dans l’autre pièce, deux fois plus petite, il y a la salle de bains et les toilettes. Oui, c’est là que vit Eugène. Et depuis que l’île Maurice est en confinement, ses seules distractions sont sa télé, sa radio et les nombreux coups de fil qu’il passe à Lizzie. 


Ah, c’est vrai, Eugène est toujours à l’autre bout du fil ! Pendant quelques secondes, Lizzie s’est laissé aller à quelques souvenirs du passé. Puis, elle s’est mise à repenser aux conditions dans lesquelles vit son père, loin de ses enfants et petits-enfants. Elle a un pincement au cœur. Elle reprend sa conversation mais parle avec un peu plus de douceur cette fois : «Papa, je sais que ce n’est pas facile pour toi mais s’il te plaît, fais attention. C’est tout ce que je te demande. Je dois te laisser. On est à table. On se parlera demain.»


Lizzie prend place sur la chaise grise, une des quatre qu’elle a achetées en novembre dernier, peu après que Mathieu et elle ont emménagé dans leur nouvelle maison avec les enfants. «Il LOUI arrive quoi encore à KON papa ?» Mathieu parle la bouche pleine. Lizzie penche la tête, enchaîne les bouchées, se redresse et regarde droit devant elle, comme si elle n’avait rien entendu. Elle fait le plus vite possible, termine son assiette et se lève. «Mais Amandine n’a pas fini son assiette !» Maurane renchérit : «Tu dis toujours que tout le monde doit rester à table tant que toutes les assiettes ne sont pas vides !» Agacée, Lizzie répond : «Tant pis, à chaque repas, c’est la même chose, on passe des heures à table. J’ai une tonne de travail qui m’attend. Mathieu, donne à manger à ta fille ; Maurane, débarrasse la table et passe le balai.» 


En effet, en vérifiant son courriel, Lizzie découvre une série d’articles à corriger et quelques pages à relire. Après des secondes de découragement, elle se met au travail. Si elle n’est pas déconcentrée, ça devrait aller vite. Mais la petite Amandine, les cheveux châtains décoiffés, arrive en courant : «Maman, j’ai fini, je fais quoi maintenant ?» Elle a terminé son déjeuner. «Mathieuuu, s’il te plaît, télécharge un film pour les filles !» C’était l’erreur à ne pas commettre ! Amandine veut revoir le dernier Kung Fu Panda et Maurane Sonic, le film. «Bon, c’est moi qui choisis. Papa téléchargera La reine des neiges 2En fronçant les sourcils, la bouche pointue, les bras croisés et la tête baissée, elles vont dans le salon. Mathieu leur donne de quoi grignoter. Les filles finissent par se calmer. La reine des neiges les a refroidies. Lizzie aussi est apaisée. Pendant près de deux heures, elle peut se consacrer entièrement à son gagne-pain…


Il est bientôt 17 heures. J’ai passé un moment sympathique avec les filles. Depuis le début du confinement, Lizzie a imposé quelques limites mais quand on se retrouve, les éclats de rire sont toujours au rendez-vous. Pour l’instant, il est l’heure pour Maurane et Amandine d’aller faire leur toilette. En attendant, Lizzie met son travail entre parenthèses et file en cuisine. Ce soir, elle veut manger du gras et du sucré. Au menu donc : des frites, des saucisses grillées et un gros bol de glace à la vanille, accompagné de galettes indiennes (Appalams). Quand son moral est à zéro, c’est toujours comme ça ; elle mange tout ce qui est mauvais pour elle. Sachant pertinemment qu’elle est pré-diabétique et que son taux de cholestérol est très élevé. Mais ce soir, sa santé passe au second plan, elle veut se faire plaisir et ce plaisir, elle le trouve dans la nourriture. Faute de pouvoir se poser et prendre un temps avec moi quand elle le veut, à n’importe quel moment de la journée.


Après un peu moins d’une heure aux fourneaux, la famille se met à table. «Maman, tu es la meilleure du monde.» Amandine est au paradis. Ce soir, pas de riz ! Lizzie sourit. «Merci ma chérie !» Mais elle parle à voix basse, courbe les épaules, respire lourdement. Je connais ce regard, cette façon de se tenir. Ça ne va pas. Quasiment tous les soirs, elle est dans cet état-là. C’est le cas depuis le vendredi 20 mars. Les journées chargées l’épuisent, elle n’en peut vraiment plus. Mais tous les soirs, lorsqu’elle est avec sa famille, elle essaie de ne pas le montrer. Sauf que Mathieu, lui, voit bien que ça ne va pas. «Les filles, faites vite, il se fait tard. Demain, vous devez vous réveiller tôt, n’oubliez pas vos cours», lance Mathieu. En réalité, s’il veille tous les soirs à ce que les filles aillent au lit avant 21 heures, c’est pour que Lizzie ait un moment à elle. Un moment avec moi.


Ce soir-là, Lizzie se glisse sur le matelas au milieu des filles et leur conte une histoire. Elle prie avec elles et reste une quinzaine de minutes dans la chambre, jusqu’à ce qu’elles se laissent emporter au pays des rêves… C’est bon, Maurane et Amandine se sont mises à ronfler, Lizzie peut aller se doucher. En sortant de la salle de bains, elle s’assoit sur le sofa noir et me fixe longuement. Ce soir, pas d’hésitation. Elle prend la télécommande, appuie sur le bouton rouge et je peux enfin prendre la parole. Ce soir, je vais faire rire Lizzie. Au programme : de la comédie pour effacer, ne serait-ce qu’un instant, la dure réalité de sa vie en confinement.

 


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